Textes sur les questions sociales et philosophiques
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Pourquoi la bourgeoisie déteste Marx
Pour faire très rapidement : Marx, philosophe du XIXe siècle, hérite de l’idée hégélienne selon laquelle l’histoire progresse. Ses contemporains partagent largement cette conviction : l’humanité marcherait vers un avenir meilleur, portée par une dynamique d’évolution. Mais Marx ne se contente pas de reprendre cette vision : il cherche ce qui fait bouger l’histoire, ce qui en constitue le moteur secret. Influencé par les socialistes, il l’identifie dans la lutte des classes : le conflit entre maître et esclave, seigneur et serf, capitaliste et prolétaire. Pour lui, le sens de l’histoire est clair : elle doit aboutir à une société sans classes, où l’affrontement entre dominants et dominés trouvera sa résolution dans la victoire du prolétariat.
Voilà une conception typiquement XIXe siècle : linéaire, déterminée, presque messianique. Aujourd’hui, nous voyons les choses différemment. Nous savons que l’histoire ne suit pas une ligne droite, mais qu’elle bifurque, recule, s’éparpille. L’évolution ressemble moins à une flèche qu’à un buisson : un enchevêtrement d’expérimentations, dont certaines réussissent, d’autres échouent, beaucoup se répètent. Et pourtant, si l’on a cessé de croire à un « sens » nécessaire de l’histoire, nous continuons de reconnaître la pertinence de plusieurs notions forgées par Marx : exploitation capitaliste, prolétariat, plus-value… Ces concepts n’ont rien perdu de leur puissance explicative.
C’est ici que le bât blesse. Ce que la bourgeoisie et la petite bourgeoisie refusent obstinément d’entendre chez Marx, ce n’est pas sa philosophie de l’histoire, qu’ils peuvent facilement traiter de vieille utopie du XIXe siècle. Ce qui les scandalise, c’est l’idée que leurs privilèges n’ont rien de naturel ni de légitime. Leur patrimoine, leur situation favorable, ne sont ni le fruit du mérite, ni celui de la chance : ils reposent sur un rapport de domination. L’inégalité sociale n’est pas une donnée neutre de la vie, elle est produite et reproduite par des rapports de force.
Or ce rapport de force, chacun peut l’éprouver dans sa chair. Il n’est pas une abstraction. Il se manifeste dans les humiliations du quotidien : quand il faut se taire pour conserver sa place, quand on nous oblige à mentir, à tromper un client, à trahir une solidarité. Il se manifeste dans la brutalité des institutions : un licenciement arbitraire, une sanction injustifiée, les coups de matraque ou les gaz lacrymogènes lors d’une manifestation pacifique. Il se manifeste jusque dans la peur qui nous pousse à nous censurer, à ne pas dénoncer une injustice pour éviter les représailles. Dans tous ces moments, la domination se fait sensible, palpable, indiscutable.
Marx a eu l’audace de nommer ce que beaucoup vivent sans pouvoir toujours l’exprimer : l’inégalité est structurée, organisée, protégée par un système qui se présente pourtant comme juste et démocratique. C’est pourquoi ses analyses dérangent encore. Il n’a pas seulement proposé une lecture théorique de l’histoire, il a mis à nu les mécanismes concrets de la répression et de l’exploitation. En ce sens, il n’est pas seulement un penseur du XIXe siècle : il est aussi un témoin intempestif, celui qui continue d’arracher le voile que les classes dominantes s’emploient à maintenir.
Masses et complots
Il est commun de penser que la population est crédule par nature et que son appétit pour les croyances et les fables explique la croissance et le développement sur les réseaux sociaux des rumeurs et autres théories complotistes, c’est connu, les masses préfèrent les récits extraordinaires aux arguments rationnels.
Posons l’hypothèse inverse, imaginons que la population est par nature méfiante et qu’elle a peu tendance à croire les affabulateurs et autres diffuseurs de fausses nouvelles. Alors pourquoi et comment prospèrent les théories et autres rumeurs complotistes ?
De quelles forces et énergies se nourrissent-elles ?
De la crédulité naturelle d’une population ignorante ou au contraire d’une puissante propagande délibérément orchestrée par des puissances politiques et économiques ?
Et si au contraire il était nécessaire de mobiliser d’immenses réseaux d’influence et des moyens techniques colossaux pour contraindre les masses à croire aux fables et autres récits téléologiques conçus par et dans l’intérêt des classes dominantes ?
En effet on pourrait tout à fait imaginer que la fable à l’origine de toutes les fables est justement celle qui veut nous faire croire qu’il n’y pas d’origine aux théories complotistes et que celles-ci apparaissent spontanément sur les réseaux sociaux. Tout comme on veut nous faire croire que trop de démocratie conduit irrémédiablement à des régimes totalitaires ou encore que toute conviction politique conduit à l’intolérance.
Autrement dit que seules des élites éclairées et émancipées ont la légitimité pour gouverner dans l’intérêt général et que bien qu’exerçant le pouvoir politique et économique elles ne sont jamais à la manœuvre dans la propagation et la publicité des récits complotistes ou religieux.
Au fond ce n’est qu’une seule et unique théorie qui justifie toutes les autres, celle qui affirme qu’il n’y a de bonne démocratie qu’assujettie à un petit nombre, voire à un chef omniscient, que les masses et les comités n’ont aucune vertu, que la volonté collective c’est le totalitarisme.
Par conséquent que ce soit pour disqualifier les populations ou pour créer la confusion dans les esprits, les théories complotistes et autres fables, sont bel et bien déployées, financées et soutenues de haute main par des organisations puissantes aux ressources conséquentes et n’ont aucun rapport avec un quelconque déterminisme psychologique des masses.
Il ne s’agit ici que de propagande, toujours de propagande et encore de propagande.
Car il n’y a d’influenceur masculiniste que sur tiktok, d’influenceuse d’extrème droite sur instagram, ces réseaux disparaîssent, les influenceurs et leur théories aussi.
La valorisation de la bourgeoisie par la figure du transclasse
La notion de “transclasse” fonctionne en réalité comme un outil idéologique servant à valoriser toujours la classe bourgeoise. En effet, celui qui s’élève par l’éducation ou par son travail est présenté comme accédant au statut bourgeois, comme si ce dernier était naturellement supérieur à celui de prolétaire.
Or, nombre de prolétaires qui s’émancipent par l’instruction ou la réussite professionnelle demeurent des prolétaires. Ils deviennent simplement des prolétaires éduqués, prospères, des prolétaires autonomes. Ils ne renient en rien leur origine sociale, mais au contraire, portent haut les valeurs de leur classe. Les faire entrer dans la catégorie des “transclasses” revient à nier cette fidélité, et à insinuer que l’idéal est ailleurs du côté bourgeois. Cela suppose encore que les valeurs de la bourgeoisie seraient, par essence, plus désirables.
Mais pour celui qui s’émancipe réellement, s’intégrer à la bourgeoisie peut apparaître non comme une réussite, mais comme une forme d’aliénation. C’est justement parce que le prolétaire s’élève qu’il incarne la force d’émancipation propre à sa classe. Cette force n’est pas individuelle, elle est porteuse d’idéaux universels, d’une exigence morale supérieure : l’égalité, la solidarité, la justice.
Ainsi, le passage du prolétariat à la bourgeoisie ne saurait être considéré comme une émancipation. Au mieux, il s’agit d’un reniement, d’un abandon des valeurs qui font du prolétariat une classe d’avant-garde.
De l'importance du cadre mental dans la montée des extrêmes
Au XIe siècle, le cadre mental des habitants d’Europe était structuré par les Écritures. La Bible, ainsi que les textes et les discours de l’Église, fournissaient à la fois un cadre moral, une explication du monde, et une lecture des phénomènes naturels et sociaux. Quand les récoltes étaient bonnes, cela signifiait que les fidèles avaient vécu pieusement, commis peu de péchés. Mais lorsque la peste frappait, que les catastrophes naturelles se multipliaient ou que le bétail mourait, c’est dans ces mêmes textes que l’on allait chercher une explication : le péché, la colère divine, les hérétiques ou les forces du mal.
Il fallait alors expier, partir en croisade, chasser les impies. Et parfois, brûler des sorcières ou accuser les Juifs d’avoir empoisonné les puits. Le cadre intellectuel nourri par la Bible structurait tout l’imaginaire collectif. Les gens faisaient avec les outils qu’ils avaient, et ces outils façonnaient leur perception de la réalité, avec les conséquences qu’on connaît.
Aujourd’hui, une population acculturée au néolibéralisme et abreuvée de culture nord-américaine ne peut plus penser hors du cadre imposé par cette idéologie dominante. Comme les populations médiévales, elles doivent faire avec ce qu’elles ont. Et lorsque quelque chose dysfonctionne dans la société, on n’interroge pas le système lui-même : on désigne des coupables. Les étrangers, les marginaux, les "déviants".
C’est sans doute cela qui alimente la montée de l’intolérance et, avec elle, le succès croissant de l’extrême droite.