Art

Textes sur les questions esthétiques et culturelles

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Emancipation et Art

Quand on y réfléchit, le geste de Marcel Duchamp (incarné dans le ready-made) va beaucoup plus loin que la simple contestation moderniste. 

L’art moderne, dans ses grandes lignes, s’oppose au conservatisme académique : il affirme qu’on peut peindre autrement, sculpter autrement, puiser dans un répertoire de formes plus large, convoquer les cultures du monde. Il aggrandit le champ des possibles, mais il demeure encore dans le régime de la pratique artistique : un pinceau, une main, une manière, une virtuosité qui change d’orientation mais pas de principe.

Avec Duchamp, tout cela s’effondre d’un coup. Le ready-made ne conteste pas seulement les codes de l’art : il ébranle l’idée même de pratique artistique telle qu’elle s’est imposée depuis la Renaissance. Disparaissent la trace du geste, le style, la touche, la singularité, le talent et par là tous ces critères qui définissaient l’œuvre d’art en Occident. Disparaît jusqu’à l’idée de faire. L’artiste ne façonne plus l’objet : c’est l’objet manufacturé qui, déplacé et présenté, devient œuvre par la seule décision du regardeur.

Ainsi naît l’un des principes fondateurs de l’art contemporain : on peut faire de l’art avec n’importe quoi mais n’importe quoi n'est pas de l'art.

Mais ce geste inaugural porte en lui son propre paradoxe. Duchamp prétend dépasser la notion d’artiste, d’œuvre, de style ou de talent, et pourtant il se replace aussitôt dans la position de l’artiste en baptisant son urinoir, Fontaine, en signant R. Mutt, en transformant l’acte de désigner en un nouveau geste créateur. C’est le même paradoxe que celui qui affirme qu’il n’existe pas de vérité, mais qui, ce faisant, en énonce une.

De cette situation naît peut-être la nécessité d’une étape supplémentaire : une critique de la critique. Non pas pour instituer un nouvel âge de l’art, ni pour définir une nouvelle catégorie esthétique, mais pour réaffirmer une liberté plus fondamentale : la liberté de prendre des libertés avec l’art, quel qu’il soit, moderne, contemporain ou autre. Car la critique duchampienne, en se voulant libératrice, a fini par imposer un nouveau cadre, une nouvelle orthodoxie, une nouvelle manière de décréter ce qui doit être de l’art. Prendre des libertés avec l’art, ce n’est pas proposer un nouveau canon : c’est simplement refuser d’être captif des canons déjà établis, y compris ceux issus de la contestation.

Dans cette perspective, la véritable émancipation ne se joue ni dans l’objet ni dans le regard, ni dans le musée ni dans son dehors, mais dans l’individu agissant, qu’il se nomme artiste ou non. L’acte créatif peut excéder l’œuvre, le discours et la reconnaissance institutionnelle : il peut se risquer hors des cadres, hors des définitions, hors du besoin même d’être nommé “art”. Il se déploie alors comme un rapport au monde qui n’a plus à mendier le statut artistique, ni à se soumettre aux catégories héritées, un rapport au monde désintéressé.

Et c’est ici que la pensée de Byung-Chul Han éclaire d’un jour nouveau ce geste d’émancipation. Car l’art contemporain, tout en se prétendant affranchi des anciennes académies, s’est laissé absorber par d’autres normes : celles de la performance, de l’événement, de la visibilité, de la compétition permanente. La logique du “toujours plus”, de l’innovation forcée, de la singularité exhibée, s’est substituée à la vieille discipline académique. Or, comme le montre Han, la véritable liberté ne naît pas de la surenchère, mais du refus de la performance. C’est en se soustrayant au devoir de se surpasser, en refusant la compétition comme critère de valeur, que l’individu (artiste ou non) retrouve un rapport plus libre et plus respirable à ce qu’il fait. Un art qui cesse d’être une performance cesse aussi d’être un fardeau ; il redevient un espace de gratuité, de jeu, de disponibilité. Non plus viser la reconnaissance, mais retrouver la générosité du geste ; non plus entrer dans l’histoire de l’art, mais s’affranchir de son dictat.

C’est peut-être là que se dessine un véritable dépassement de Duchamp : non pas abolir l’objet, mais abolir le pouvoir de déterminer ce qui doit être objet d’art ; non pas critiquer le geste, mais critiquer le dispositif critique lui-même. Un geste discret, souverain, où chacun invente sa manière d’agir, de faire, de créer (ou de ne pas créer) sans demander la permission à l’histoire de l’art. Une liberté retrouvée qui ne cherche plus à “faire de l’art”, mais qui se contente d’agir dans le monde, de manière juste et allégée, sans performance et sans domination, juste pour la joie de faire librement.

La culture dominante, c’est la culture de la classe dominée

Dans la bataille contemporaine pour la culture, il est essentiel de comprendre que l’arme de la qualité n’est plus décisive. Depuis longtemps déjà, la compétition entre les artistes n’est plus le cœur du projet esthétique. La culture n’est plus définie ni par la rareté de l’œuvre, ni par l’exigence de la création. Elle est désormais engloutie dans un flux continu de contenus où l’intention artistique s’efface derrière la prolifération.

Jamais il n’y a eu autant d’artistes (professionnels, amateurs, autodidactes, dilettantes) et jamais l’accès aux moyens d’expression n’a été aussi large. La démocratisation des outils, la prolifération des supports numériques et l’horizontalité des plateformes de diffusion ont engendré une production exponentielle d’images, de sons, de textes, de performances, dont la valeur se mesure de moins en moins à l’aune de l’exigence, mais plutôt à celle de la visibilité.

Le cœur de l’esthétique s’est arrêté. Ou plutôt, il a été déplacé, dissous, fragmenté dans une logique de saturation.

Il est temps de repenser nos concepts fondamentaux : la culture, sa promotion, sa transmission. Les dialectiques avant-gardistes, les analyses postmodernes, la critique des médias, toutes ces grilles d’analyse semblent désormais impuissantes à appréhender un phénomène qui dépasse l’entendement. Car cette nouvelle culture "dominée", qui s’impose paradoxalement comme culture dominante, n’a plus ni forme propre, ni histoire, ni projet. Elle ne peut être comparée aux expressions culturelles des peuples opprimés ou des esclaves, qui, malgré la contrainte, portaient une esthétique, une mémoire, une résistance. Ici, il n’y a plus ni lutte ni transcendance : seulement une collection de clichés, d’anecdotes, de récits autoréférentiels, où règnent la passivité et le conformisme.

L'inversion du principe de domination qui voit le dominé prendre la place du dominant, loin de reverser le principe de domination lui-même, au contraire l'affirme en l'universalisant ou pour le dire autrement en le "démocratisant" en apparence. Ce jeu d'inversion dominant/dominé révèle surtout l'inanité du tel principe. Comme si une élite distinguée ou le déchainement des masses pouvaient à elles seules, en toute autonomie, engendrer une "culture", comme si elles étaient animées par le désir de création et inspirées par les muses... Or malgré l'inversion des rôles, demeure précisément la "domination", non plus celle d'un petit nombre, mais celle du grand nombre sur lui même, car l'objectif est toujours le même, accumuler, capitaliser, visibiliser, performer.

Ce qui rend cette culture dominante, ce n’est pas sa qualité, mais le nombre. Ce n’est plus une éilte qui domine la culture, ni même les industries culturelles ou les mass-médias : c’est la masse elle-même, productrice et consommatrice d’un contenu perpétuel, anonyme, redondant, diffus. Cette culture obéit à la loi du marché, renouvelée à la marge, elle s’étale, elle se répand, comme une nappe sans contour, sans centre, sans intention.

Nous assistons à une bataille silencieuse, mais radicale : celle de la création singulière contre la création en surnombre. Le cinéma d’auteur contre les réseaux de partage vidéo ; l’œuvre pensée contre le contenu impulsif. Mais ce n’est pas une explosion des genres : c’est une implosion des stéréotypes, une autophagie de l’image de soi, une exhibition sans fin du tout et du rien, sur fond de communauté désorientée, acéphale. Et encore : il ne s’agit pas seulement d’une disparition de la tête, mais bien d’une vaporisation du corps, dilué dans les flux numériques, dissimulé derrière les interfaces.

Il n’y a même plus de "où". Plus de lieu, plus de scène, plus de territoire où se formulerait cette "domination de la domination". Le "dominé" n’a plus d’identité, car devenu majoritaire, il a absorbé l’essence même de sa condition. Ce n’est pas la servitude volontaire de La Boétie, c’est une servitude involontaire, automatique, désincarnée, une culture de l’acculturation, un automatisme du vide, où chacun devient l’agent passif d’une production infinie et insignifiante.

Et si la culture dominante ou dominée n'existe plus l'une en mirroir de l'autre, en tant que culture, ce qui s'affirme, en pleine lumière, pure comme le cristal, c'est en définitive la domination pour la domination.

Il n’a jamais été nécessaire de vivre de l’art pour faire de l’art.


Depuis les premiers humains, l’expression symbolique accompagne la vie sans s’y subordonner. On dansait, on peignait, on racontait, non pour en vivre, mais pour exister plus largement, pour donner forme à ce qui déborde la seule satisfaction des besoins.
L’idée qu’il faudrait en vivre, comme d’un métier, est un paradigme récent qui inverse la logique profonde de la création : ce n’est plus l’art qui prolonge la vie, c’est la vie qui devient moyen de production artistique, soumise aux flux du marché, aux codes du succès, à la nécessité de se vendre.

Cette mutation dit quelque chose de grave : que nous ne savons plus accorder à chacun le temps de créer, que l’expression est devenue un luxe réservé aux plus aguerris ou aux plus conformes, que la gratuité de l’élan est engloutie par l’économie générale des performances. Créer ne devrait jamais être conditionné à la survie. Il ne s’agit pas d’en vivre, mais de vivre assez librement pour que l’art circule, comme le sang dans nos veines. C’est cela que notre époque ruine. L’échec n’est pas celui de l’artiste qui ne “perce” pas. L’échec est collectif : il est dans notre incapacité à garantir à chacun le droit de s’exprimer sans rentabiliser sa sensibilité.

Le ciel se rêve en nuages

Quand je regarde le ciel empli de nuages, pendant de longs moments, ce que je vois n’est pas une simple agrégation fortuite, un enchevêtrement de vapeurs obéissant aux lois aveugles des masses d’air et des gradients thermiques. J’aime à croire que le ciel se cherche des formes. Qu’il tâtonne, qu’il compose, qu’il efface et superpose, avec lenteur, avec rigueur. Il ne figure rien, il n’imite pas : il explore les nuances, les tensions, les densités. Il joue du contraste entre l’épaisseur opaque et l’éclaircie fugitive, entre l’éblouissement et le retrait. Le ciel s’anime, sans relâche, de cette énergie à l’œuvre pour le simple fait d’exister.

Alors je me surprends à penser que le ciel se rêve en nuages, comme la nuit, silencieusement, se rêve en voûte étoilée.

Peindre le monde : art, sensible et sens commun

Dans le champ artistique contemporain, l’artiste jouit d’une liberté formelle presque totale : tout peut être art, chacun peut en être l’auteur, et la diversité des pratiques est devenue la norme. Dans ce contexte élargi, choisir de se consacrer à la peinture de paysage ou à l’aquarelle n’est pas un acte de repli ou d’archaïsme, mais peut être au contraire un choix lucide, pleinement inscrit dans notre époque, dès lors qu’il procède d’une nécessité intérieure.

Ce qui est en jeu dans une telle pratique, ce n’est pas la défense d’une tradition ou d’un médium, mais une certaine manière d’entrer en relation avec le réel. Peindre un paysage, c’est avant tout affirmer qu’il y a encore un monde : un espace habitable, une lumière changeante, une matière qui résiste et qui accueille. C’est reconnaître que le sensible n’est pas un simple décor, mais un terrain d’expérience, un lieu de présence. Dans un environnement saturé de médiations numériques, d’images sans épaisseur, de récits fragmentés, le retour à une perception directe, lente, silencieuse, apparaît comme un geste significatif.

Ce geste s’inscrit dans un souci plus large : celui du sens commun. Car pour qu’une œuvre soit véritablement partagée, encore faut-il qu’il existe un fond symbolique ou perceptif commun. L’histoire de l’art dans de nombreuses cultures témoigne de cette continuité : qu’il s’agisse des peintures pariétales de la préhistoire, des motifs des peuples premiers ou de l’estampe japonaise, les œuvres ne sont pas de simples expressions individuelles, mais des manifestations d’un rapport collectif au monde. Elles traduisent une vision commune, une attention partagée, une forme d’accord entre les humains et leur environnement.

Ce sens commun ne relève pas nécessairement de l’uniformité ou du consensus explicite. Il s’agit plutôt d’une trame invisible de signes, de rythmes, de formes et d’émotions qui permet aux êtres humains de se comprendre, de cohabiter, de faire monde ensemble. En ce sens, la pratique picturale lorsqu’elle s’ancre dans une attention au monde, dans le soin du regard, dans une tentative de donner forme à ce qui nous relie peut contribuer à nourrir ce lien symbolique essentiel.

Loin d’être un art du retrait, la peinture de paysage peut ainsi être comprise comme un art du rappel : elle rappelle que nous habitons un monde concret, qu’il existe un dehors, une lumière, une ombre, une profondeur. Elle réaffirme une forme d’expérience incarnée, accessible, qui s’adresse à tous ceux qui partagent une sensibilité, un lieu, un instant.

Dans cette perspective, le choix de peindre n’est pas une simple décision esthétique. C’est une manière d’affirmer qu’en dépit de l’éclatement des repères et de la fragmentation des subjectivités, il est encore possible de créer des formes qui parlent à plusieurs, qui s’ancrent dans un sol commun, et qui participent à une redéfinition du sensible en tant qu’espace partagé.