La culture dominante, c’est la culture de la classe dominée

Dans la bataille contemporaine pour la culture, il est essentiel de comprendre que l’arme de la qualité n’est plus décisive. Depuis longtemps déjà, la compétition entre les artistes n’est plus le cœur du projet esthétique. La culture n’est plus définie ni par la rareté de l’œuvre, ni par l’exigence de la création. Elle est désormais engloutie dans un flux continu de contenus où l’intention artistique s’efface derrière la prolifération.

Jamais il n’y a eu autant d’artistes (professionnels, amateurs, autodidactes, dilettantes) et jamais l’accès aux moyens d’expression n’a été aussi large. La démocratisation des outils, la prolifération des supports numériques et l’horizontalité des plateformes de diffusion ont engendré une production exponentielle d’images, de sons, de textes, de performances, dont la valeur se mesure de moins en moins à l’aune de l’exigence, mais plutôt à celle de la visibilité.

Le cœur de l’esthétique s’est arrêté. Ou plutôt, il a été déplacé, dissous, fragmenté dans une logique de saturation.

Il est temps de repenser nos concepts fondamentaux : la culture, sa promotion, sa transmission. Les dialectiques avant-gardistes, les analyses postmodernes, la critique des médias, toutes ces grilles d’analyse semblent désormais impuissantes à appréhender un phénomène qui dépasse l’entendement. Car cette nouvelle culture "dominée", qui s’impose paradoxalement comme culture dominante, n’a plus ni forme propre, ni histoire, ni projet. Elle ne peut être comparée aux expressions culturelles des peuples opprimés ou des esclaves, qui, malgré la contrainte, portaient une esthétique, une mémoire, une résistance. Ici, il n’y a plus ni lutte ni transcendance : seulement une collection de clichés, d’anecdotes, de récits autoréférentiels, où règnent la passivité et le conformisme.

L'inversion du principe de domination qui voit le dominé prendre la place du dominant, loin de reverser le principe de domination lui-même, au contraire l'affirme en l'universalisant ou pour le dire autrement en le "démocratisant" en apparence. Ce jeu d'inversion dominant/dominé révèle surtout l'inanité du tel principe. Comme si une élite distinguée ou le déchainement des masses pouvaient à elles seules, en toute autonomie, engendrer une "culture", comme si elles étaient animées par le désir de création et inspirées par les muses... Or malgré l'inversion des rôles, demeure précisément la "domination", non plus celle d'un petit nombre, mais celle du grand nombre sur lui même, car l'objectif est toujours le même, accumuler, capitaliser, visibiliser, performer.

Ce qui rend cette culture dominante, ce n’est pas sa qualité, mais le nombre. Ce n’est plus une éilte qui domine la culture, ni même les industries culturelles ou les mass-médias : c’est la masse elle-même, productrice et consommatrice d’un contenu perpétuel, anonyme, redondant, diffus. Cette culture obéit à la loi du marché, renouvelée à la marge, elle s’étale, elle se répand, comme une nappe sans contour, sans centre, sans intention.

Nous assistons à une bataille silencieuse, mais radicale : celle de la création singulière contre la création en surnombre. Le cinéma d’auteur contre les réseaux de partage vidéo ; l’œuvre pensée contre le contenu impulsif. Mais ce n’est pas une explosion des genres : c’est une implosion des stéréotypes, une autophagie de l’image de soi, une exhibition sans fin du tout et du rien, sur fond de communauté désorientée, acéphale. Et encore : il ne s’agit pas seulement d’une disparition de la tête, mais bien d’une vaporisation du corps, dilué dans les flux numériques, dissimulé derrière les interfaces.

Il n’y a même plus de "où". Plus de lieu, plus de scène, plus de territoire où se formulerait cette "domination de la domination". Le "dominé" n’a plus d’identité, car devenu majoritaire, il a absorbé l’essence même de sa condition. Ce n’est pas la servitude volontaire de La Boétie, c’est une servitude involontaire, automatique, désincarnée, une culture de l’acculturation, un automatisme du vide, où chacun devient l’agent passif d’une production infinie et insignifiante.

Et si la culture dominante ou dominée n'existe plus l'une en mirroir de l'autre, en tant que culture, ce qui s'affirme, en pleine lumière, pure comme le cristal, c'est en définitive la domination pour la domination.