Peindre le monde : art, sensible et sens commun

Dans le champ artistique contemporain, l’artiste jouit d’une liberté formelle presque totale : tout peut être art, chacun peut en être l’auteur, et la diversité des pratiques est devenue la norme. Dans ce contexte élargi, choisir de se consacrer à la peinture de paysage ou à l’aquarelle n’est pas un acte de repli ou d’archaïsme, mais peut être au contraire un choix lucide, pleinement inscrit dans notre époque, dès lors qu’il procède d’une nécessité intérieure.

Ce qui est en jeu dans une telle pratique, ce n’est pas la défense d’une tradition ou d’un médium, mais une certaine manière d’entrer en relation avec le réel. Peindre un paysage, c’est avant tout affirmer qu’il y a encore un monde : un espace habitable, une lumière changeante, une matière qui résiste et qui accueille. C’est reconnaître que le sensible n’est pas un simple décor, mais un terrain d’expérience, un lieu de présence. Dans un environnement saturé de médiations numériques, d’images sans épaisseur, de récits fragmentés, le retour à une perception directe, lente, silencieuse, apparaît comme un geste significatif.

Ce geste s’inscrit dans un souci plus large : celui du sens commun. Car pour qu’une œuvre soit véritablement partagée, encore faut-il qu’il existe un fond symbolique ou perceptif commun. L’histoire de l’art dans de nombreuses cultures témoigne de cette continuité : qu’il s’agisse des peintures pariétales de la préhistoire, des motifs des peuples premiers ou de l’estampe japonaise, les œuvres ne sont pas de simples expressions individuelles, mais des manifestations d’un rapport collectif au monde. Elles traduisent une vision commune, une attention partagée, une forme d’accord entre les humains et leur environnement.

Ce sens commun ne relève pas nécessairement de l’uniformité ou du consensus explicite. Il s’agit plutôt d’une trame invisible de signes, de rythmes, de formes et d’émotions qui permet aux êtres humains de se comprendre, de cohabiter, de faire monde ensemble. En ce sens, la pratique picturale lorsqu’elle s’ancre dans une attention au monde, dans le soin du regard, dans une tentative de donner forme à ce qui nous relie peut contribuer à nourrir ce lien symbolique essentiel.

Loin d’être un art du retrait, la peinture de paysage peut ainsi être comprise comme un art du rappel : elle rappelle que nous habitons un monde concret, qu’il existe un dehors, une lumière, une ombre, une profondeur. Elle réaffirme une forme d’expérience incarnée, accessible, qui s’adresse à tous ceux qui partagent une sensibilité, un lieu, un instant.

Dans cette perspective, le choix de peindre n’est pas une simple décision esthétique. C’est une manière d’affirmer qu’en dépit de l’éclatement des repères et de la fragmentation des subjectivités, il est encore possible de créer des formes qui parlent à plusieurs, qui s’ancrent dans un sol commun, et qui participent à une redéfinition du sensible en tant qu’espace partagé.